La mort est dans l'après - roman
Extraits
Samuel avait imaginé que ça durerait longtemps. Ils vivraient ensemble une éternité dans une grande maison blanche qu’il avait promis de bâtir lui-même. Sa passion lui donnait une force incroyable. Il se sentait capable d’entreprendre à nouveau les travaux les plus pénibles. Il avait beaucoup construit autrefois. C’était dans une autre vie. Il n’en gardait aucun souvenir heureux.
Le bonheur avait commencé avec Jade. Et le malheur aussi. Après qu’elle eut mis son âme à nu, elle l’avait laissé là, au bord du chemin où ils s’étaient rencontrés un soir de novembre.
Il savait, au commencement de cet amour, que le deuil, pour lui, en serait impossible. Il avait mis toute sa vie entre parenthèses avec le pressentiment de n’être qu’une parenthèse dans celle de Jade.
À présent elle n’était plus là et s’appliquait sans doute à l’oublier. Alors, Samuel imaginait que la seule manière d’en finir avec cette histoire était d’en finir avec lui-même. Il ne pensait pas vraiment au suicide. Du moins pas dans ses formes habituelles. C’était plutôt une mort vivante, comme un détachement de soi, en soi, une mise à distance de tout ce qui, jusque-là, avait donné un sens à sa vie.
***
Avec Jade, Samuel avait découvert « la beauté du monde ». L’expression lui était venue spontanément parce que tout ce qui relevait de la perception s’était soudain clarifié. Son regard avait changé. Il était d’une acuité inhabituelle. Plus rien qui n’inclinât désormais à la lassitude ou à l’indifférence. Plus un détail qui ne méritât pas l’intérêt. Il était comme en enfance, dans l’innocence et l’éblouissement de la découverte.
***
Comment peut-on recevoir « l’ordre de se suicider » ? La question lui trottait dans la tête. Obéir c’est encore se situer, exister, même machinalement. C’est croire à la validité de l’ordre reçu ou à la légitimité de celui qui le donne. À quel moment bascule-t-on dans l’absence absolue de foi ? Rupture soudaine de l’équilibre, la chute se confond-elle avec l’instant ou est-ce une longue dégringolade comme les corps qui chancellent dans les séquences au ralenti du cinéma ? Ne suffirait-il pas que le pied bute sur un obstacle, qu’une marche vienne à manquer pour s’écraser au sol avec, dans la bouche, le goût violent de la terre qui dissipe toute force, évade les désirs et acclimate la chair aux fraîcheurs de la nuit ? C’est ainsi que le froid s’installe, dans une chute dont on n’a plus envie de se relever. Mais entre-temps, que d’espaces franchis, que de jours sur lesquels cognent les rêves et que de nuits inconsolées !
Samuel avançait encore d’un pas résolu dans un paysage noir et blanc, comme un vieux film aux contrastes accentués, écorché parfois de l’éclat des pierres sous les clartés de lune. Il irait à destination comme il l’avait prévu pour élever au symbole son histoire d’amour. Il approcherait la source de Teghja Fosca et attendrait jusqu’au bout de la nuit, pour y déposer le recueil de poèmes et d’aquarelles. Puis il ferait écho à son destin dans les lueurs de l’aube.
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